12.

Le Complexe de Commandement :
moteurs

 

— … Un ciel de glace pilée, un vent à vous taillader jusqu’à l’os. La plupart du temps, il faisait trop froid pour la neige, mais à un moment, onze jours et onze nuits durant, le blizzard a soufflé sur le champ de glace où nous marchions ; avec un hurlement de bête sauvage et une morsure d’acier, il précipitait les cristaux de glace en un seul et vaste torrent par-dessus la terre dure et gelée. Une fois pris dans ses remous, on ne pouvait ni ouvrir les yeux, ni respirer ; même la station debout était quasi impossible. Nous avons creusé un trou peu profond et nous nous y sommes étendus dans le froid jusqu’à ce que les cieux se dégagent.

« Nous étions une bande d’éclopés marchant dans le plus grand désordre. Nous avons perdu quelques-uns des nôtres, dont le sang avait gelé dans les veines. L’un de nos compagnons a tout bonnement disparu, une nuit, lors d’une tempête de neige. D’autres n’ont pas survécu à leurs blessures. L’un après l’autre nous les avons perdus, nos camarades, nos serviteurs. Tous nous ont suppliés de faire bon usage de leur cadavre. Nous avions si peu de nourriture ! Nous savions tous ce que cela signifiait. Nous étions préparés. Citez-moi sacrifice plus absolu, plus noble !

« Dans cet air-là, quand nous pleurions, les larmes nous gelaient sur les joues avec un craquement, comme un cœur qui se brise.

« Les montagnes. Les défilés de très haute altitude que nous avons franchis, affaiblis par la famine, par l’air rare et mordant ! La neige était une poudre blanche, sèche comme la poussière. La respirer, c’était geler de l’intérieur ; les paquets de neige chassés des pentes inégales par les pieds de ceux qui marchaient devant nous nous piquaient la gorge telle une rafale d’embruns acides. J’ai vu des arcs-en-ciel dans les voiles cristallins de glace et de neige qui étaient le résultat de notre passage, et j’en suis venu à haïr ces couleurs, cette sécheresse frigorifiante, l’air des hauteurs, si pauvre en oxygène, et ces cieux bleu foncé.

« Trois glaciers nous avons dû traverser, deux de nos camarades nous avons vus disparaître dans des crevasses où nul ne les voyait ni ne les entendait bientôt plus, où ils s’enfonçaient plus vite que ne nous parvenait l’écho de leurs cris.

« Tout au fond d’un cirque, au milieu des montagnes, nous avons débouché dans un marécage qui s’étendait là, dans cette dépression, tel un cloaque où s’engluaient nos espoirs. Nous étions trop apathiques, trop abrutis pour sauver la vie de notre Querl lorsque celui-ci s’y aventura par mégarde, avant de s’y enliser irrémédiablement. Nous pensions que ce n’était pas possible, tant l’air était froid malgré le soleil timide ; nous nous disions que le marécage était sûrement gelé, que nos yeux nous trompaient, que, bientôt, ils y verraient à nouveau clair et nous montreraient notre Querl revenant vers nous au lieu de s’enfoncer, hors d’atteinte, sous cette eau croupissante et noire.

« Mais c’était une mare de pétrole, ainsi que nous l’avons compris trop tard, après que les profondeurs goudronneuses eurent réclamé leur dû. Le lendemain, comme nous cherchions encore un moyen de traverser, le froid s’accrut ; sous son emprise même la fange se pétrifia ; alors nous avons pu nous élancer vers l’autre rive.

« Parvenus au milieu de l’étendue d’eau gelée, nous avons commencé à mourir de soif. Nous n’avions guère que la chaleur de nos propres corps pour faire fondre la neige, et quand nous absorbions cette poudre blanche jusqu’à ce que sa morsure glaciale nous engourdisse et nous assomme, cela ralentissait à la fois nos paroles et notre progression. Mais toujours nous avancions, malgré le froid qui nous suçait la peau, que nous soyons éveillés ou que nous tentions de dormir, tandis que le soleil implacable faisait de nous des aveugles perdus dans une immensité étincelante, et emplissait nos yeux de feu. Le vent nous cisaillait, la neige s’efforçait de nous engloutir, des montagnes qu’on aurait dites taillées dans du verre noir bouchaient notre horizon et, la nuit, par temps clair, les étoiles nous tentaient ; mais toujours nous allions de l’avant.

« Près de deux mille kilomètres, petit homme, avec pour tout viatique le peu de nourriture récupéré dans l’épave, le peu de matériel que la bête de la Barrière n’avait pas réduit à l’état de ferraille, ainsi que notre seule volonté. Nous étions quarante-quatre en quittant le cuirassé, vingt-sept au moment d’entreprendre notre équipée à travers les neiges : huit de mon espèce et dix-neuf représentants de la race des medjels. Deux seulement sont parvenus au bout du voyage, sans compter nos six serviteurs.

« Et vous vous étonnez que nous nous soyons rués sur le premier refuge pourvu de lumière et de chaleur que nous ayons trouvé sur notre chemin ? Que nous nous en soyons rendus maîtres sans demander la permission ? Nous avons vu de fiers guerriers et de fidèles serviteurs mourir de froid, nous avons été témoins de notre affaiblissement mutuel, comme si les rafales de glace nous avaient érodés ; nous avons levé les yeux vers les cieux cruels et sans nuage d’un monde mort qui n’était pas le nôtre, en nous demandant qui, l’aube venue, serait mangé par l’autre. Nous en avons plaisanté les premiers temps, mais après avoir marché trente jours et vu mourir la plupart des nôtres, abîmés dans des crevasses de glace ou des ravins de montagne, quand ils ne s’engloutissaient pas tout crus dans nos estomacs, nous n’avons plus trouvé cela si drôle. Parmi les derniers survivants, quelques-uns, je crois, ont douté de notre mission et sont morts de désespoir.

« Oui, nous avons exécuté vos amis humains, ceux que vous appelez Métamorphes. J’en ai tué un de mes propres mains ; un autre, le premier, est tombé aux mains d’un medjel alors qu’il dormait encore. Celui de la salle de contrôle s’est battu courageusement ; quand il s’est su perdu, il a détruit presque tous les instruments de contrôle. Je salue sa mémoire. Un autre encore s’est fièrement défendu dans la salle où ils stockaient leur matériel ; celui-là aussi a noblement péri. Vous ne devriez pas les pleurer trop amèrement. J’affronterai mes supérieurs le regard clair et le cœur confiant. Au lieu de me châtier, comme vous semblez le croire, ils me récompenseront, si je parviens jamais devant eux.

Horza marchait dans le tunnel sur les talons de l’Idiran pendant que Yalson prenait un peu de repos après avoir monté la garde auprès du grand tripède. Il avait demandé à Xoxarle de lui raconter ce qui était arrivé au commando idiran dépêché sur la planète par l’intermédiaire de l’animal chuy-hirtsi. La créature avait répondu par une véritable harangue.

— Elle, corrigea le Métamorphe.

— Que dis-tu, humain ? tonna la voix de Xoxarle, répercutée par les parois du souterrain.

Pour prononcer son discours, il ne s’était même pas donné la peine de se retourner ; au lieu de cela il s’adressait à l’air limpide du tunnel piéton menant à la station 7, d’une puissante voix de basse qui parvenait aisément aux oreilles de la petite bande hétéroclite, Wubslin et Aviger fermant la marche.

— Vous vous trompez encore, lança Horza avec lassitude vers la nuque de l’Idiran. L’humain tué dans son sommeil était de sexe féminin, une femme.

— Quoi qu’il en soit, le medjel s’en est occupé. Nous les avons étendus dans la galerie. Certains de leurs aliments se sont avérés comestibles ; dans nos bouches, ils ont même pris un goût de paradis.

— Il y a combien de temps de cela ? s’enquit Horza.

— Environ huit jours, il me semble. Il n’est pas facile de comptabiliser le temps, ici. Nous avons immédiatement entrepris de fabriquer un détecteur de masse, sachant à quel point il nous serait précieux, mais nous avons échoué. Nous ne disposions que du matériel encore intact issu de la base Métamorphe, le nôtre ayant été en majorité détruit par la bête de la Barrière, laissé sur place lorsque nous avons quitté l’animal gauchisseur ou abandonné en route à mesure que les nôtres mouraient.

— Vous avez dû vous estimer drôlement heureux de tomber si vite sur le Mental.

Horza tenait l’Idiran à l’œil, et son arme restait en permanence braquée sur sa nuque. Car il avait beau être blessé (Horza en savait assez sur son espèce pour deviner qu’il souffrait rien qu’à sa façon de marcher), il n’en restait pas moins dangereux. Néanmoins, le Métamorphe ne voyait pas d’inconvénient à converser ; cela faisait passer le temps.

— Nous savions qu’il n’était pas indemne. Voyant qu’il ne bronchait pas, qu’il ne semblait pas nous identifier quand nous l’avons découvert dans la station 6, nous en avons conclu que ses dégâts l’empêchaient de réagir. Nous étions déjà au courant de votre arrivée ; cela se passait seulement hier. Nous avons profité de l’aubaine sans y réfléchir à deux fois, et nous nous sommes disposés à préparer notre fuite. C’est là que vous êtes intervenus. Quelques heures de plus et nous remettions ce train en marche.

— Je crois plutôt que vous vous seriez fait sauter la tête, et qu’à l’heure actuelle vous ne seriez plus que poussière radioactive, répliqua Horza.

— Pense ce que tu voudras, petit homme. Je savais ce que je faisais.

— Je n’en doute pas, fit le Métamorphe d’un ton au contraire empreint de scepticisme. Pourquoi avez-vous emporté toutes les armes et laissé à la surface un medjel sans défense ?

— Nous avions prévu de prendre un Métamorphe vivant afin de l’interroger, mais nous avons échoué ; d’ailleurs, ce fut certainement de notre faute. Ainsi nous aurions pu nous assurer que personne ne nous avait précédés dans les souterrains. Nous avions pris tellement de retard ! Alors nous avons fait main basse sur toutes les armes que nous avons pu trouver à la base, et posté ce serviteur en surface avec son seul communicateur, afin qu’il…

— Nous n’avons pas trouvé de communicateur, coupa Horza.

— C’est normal. Il était censé le dissimuler quand il ne s’en servait pas pour faire son rapport, l’informa Xoxarle avant de poursuivre. Nous avons donc concentré toute notre puissance de feu là où nous risquions d’en avoir le plus besoin. Dès que nous avons été sûrs d’être les seuls en bas, nous avons renvoyé un serviteur à la surface, avec une arme destinée au premier medjel. Malheureusement pour lui, il semble qu’il y soit parvenu très peu après votre irruption.

— Ne vous en faites pas, dit Horza ; il s’est très bien comporté. Pour tout dire, il a bien failli me faire sauter la cervelle.

Xoxarle partit d’un grand rire qui fit broncher le Métamorphe : non seulement il était trop bruyant, mais on y décelait aussi une trace de cruauté que jamais n’avait trahie le rire de Xoralundra.

— Sa pauvre âme d’esclave a donc à présent trouvé le repos, tonna encore Xoxarle. Sa tribu ne peut rien demander de plus.

 

Horza interdit toute pause avant qu’ils n’aient atteint la moitié du parcours.

Ils s’assirent par terre dans le tunnel pour prendre un peu de repos. L’Idiran s’installa un peu plus loin, et Horza se posta de l’autre côté du souterrain, à cinq ou six mètres d’écart, prêt à tirer en cas de besoin. Yalson resta à ses côtés.

— Horza, dit-elle en examinant sa combinaison, puis celle du Métamorphe. Je crois qu’on peut détacher l’anti-g de ma combi ; il est amovible. On pourrait l’attacher à la tienne ; ça fera peut-être un peu désordre, mais je suis sûre que ça marcherait.

Elle le regarda, et il détourna très brièvement son regard de l’Idiran.

— Je n’ai besoin de rien, répondit-il. Garde donc ton anti-g. (De sa main libre, il lui tapota gentiment l’épaule puis poursuivit un ton plus bas :) Après tout, tu portes quelque chose de plus que moi, non ?

Il poussa un grognement et massa le flanc de sa combinaison en simulant la douleur : elle venait de lui décocher un coup de coude assez violent pour l’obliger à faire un pas de côté.

— Aïe !

— Si tu savais comme je regrette de te l’avoir dit, fit Yalson.

— Balvéda ? proféra brusquement Xoxarle en tournant lentement sa grosse tête vers le fond du tunnel, cherchant des yeux – par-delà Horza et Yalson, puis la palette et le drone, par-delà Wubslin (qui surveillait le détecteur de masse) et enfin Aviger –, l’agent de la Culture qui, les yeux clos, s’était adossé à la paroi.

— Oui, Chef de Section ? réagit Balvéda en ouvrant des yeux sereins qui se posèrent sur l’Idiran.

— Le Métamorphe prétend que vous êtes de la Culture. Tel est le rôle dans lequel il vous cantonne. Il voudrait me faire croire que vous êtes ici à titre d’espionne. (Xoxarle pencha la tête de côté et contempla la femme assise contre la muraille incurvée, tout au bout du long couloir sombre.) Vous semblez être, tout comme moi, la prisonnière de cet homme. Confirmez-vous ses dires ?

Balvéda posa sur Horza puis sur l’Idiran un regard paresseux, presque indolent.

— Je crains d’y être obligée, en effet. Chef de Section.

La créature secoua la tête, puis battit des paupières et gronda :

— Cela est des plus étranges. Je ne vois vraiment pas pourquoi vous essayeriez tous de me jouer un tour, ni pourquoi cet homme a tant d’emprise sur vous. Et pourtant, je trouve sa version des faits à peine croyable. S’il est vraiment de mon bord, alors mes actions passées sont de nature à nuire à la cause, voire peut-être à faciliter votre tâche à vous, femme, si vous êtes bien ce que vous prétendez être. Oui, tout cela est bien étrange.

Réfléchissez encore, énonça Balvéda d’une voix traînante avant de refermer les yeux et de laisser à nouveau aller sa tête en arrière, contre la paroi du tunnel.

— Horza est du côté de Horza et un point c’est tout, commenta Aviger quelque part au bout du tunnel.

C’était à l’Idiran qu’il s’adressait, mais son regard dévia vers Horza à la fin de sa phrase, et le vieil homme baissa brusquement la tête pour fixer obstinément le récipient posé à côté de lui, et y récupérer quelques miettes de nourriture.

— Il en va toujours ainsi chez les gens de votre espèce, répondit Xoxarle, qui ne le regardait plus. C’est ainsi que vous êtes faits ; tous, durant votre bref passage dans l’univers, vous devez vous efforcer de grimper sur le dos de vos semblables en leur plantant vos griffes dans la peau ; vous vous reproduisez quand vous le pouvez, afin que les branches les plus robustes survivent et que les autres périssent. Je ne vous en blâmerais pas davantage que je ne tenterais de convertir au régime végétarien un Carnivore sans conscience. Vous êtes tous de votre côté à vous, et seulement de celui-là. Chez nous, il en va différemment. (Xoxarle regarda Horza.) Il faut t’y faire, allié Métamorphe.

— Pour être différents, vous êtes différents, constata Horza. Mais tout ce qui m’importe à moi, c’est que vous combattiez la Culture. Que vous soyez un cadeau du ciel ou au contraire une plaie, en définitive, ce que je vois, moi, c’est que pour le moment vous êtes contre eux, fit-il en indiquant d’un mouvement de tête Balvéda, qui n’ouvrit pas les yeux mais eut tout de même un sourire.

— Quel pragmatisme, remarqua Xoxarle. (Horza se demanda si les autres décelaient aussi la nuance ironique dont se teintait la voix du géant.) Je me demande bien ce que la Culture a pu vous faire pour que vous la détestiez à ce point.

— Elle ne m’a rien fait personnellement. Il se trouve simplement que je ne suis pas d’accord avec elle.

— Ma foi, reprit Xoxarle, vous autres humains ne cesserez jamais de m’étonner.

Tout à coup, il rentra la tête dans les épaules et un bruit de tonnerre sortit de sa bouche, entrecoupé de craquements évoquant le roc qu’on écrase. Tout son grand corps tressautait. Puis il se détourna, cracha par terre et demeura dans cette position tandis que les humains s’entre-regardaient en se demandant à quel point ses blessures étaient graves. Alors Xoxarle se tut, se pencha pour examiner de plus près ce qu’il venait d’expectorer, et émit un son guttural qui leur parut lointain et résonnant d’échos. Puis il se tourna à nouveau vers Horza ; lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’une voix rauque et éraillée.

— Oui, monsieur le Métamorphe, vous êtes décidément un bien curieux personnage. Vous tolérez un peu trop de dissensions dans vos rangs, voyez-vous.

Sur ces mots, Xoxarle regarda Aviger, qui leva la tête et lui renvoya un regard apeuré.

— Je fais ce que je peux, dit Horza au chef de section idiran. (Il se leva et regarda ses compagnons un par un en étirant ses jambes lasses.) Il est temps de repartir. (Il se tourna vers Xoxarle.) Êtes-vous en état de marcher ?

— Détache-moi et je courrai si vite que tu ne pourras pas m’échapper, humain, ronronna l’autre en dépliant sa grande carcasse.

Horza leva les yeux vers le large visage en V de la créature et hocha lentement la tête.

— Contentez-vous de rester en vie afin que je puisse vous ramener à la Flotte, Xoxarle. Finies les poursuites maintenant. À présent, nous sommes tous à la recherche du Mental.

— Piètre quête que la tienne, humain. Conclusion ignominieuse de tous nos efforts. J’ai honte pour toi, mais après tout, tu n’es qu’un humain.

— Oh, la ferme et en route ! lui intima Yalson.

Elle enfonça d’un coup sec les boutons de l’unité de commande intégrée à sa combinaison et s’éleva dans les airs jusqu’à la hauteur de la tête de l’Idiran. Celui-ci renifla, se détourna et partit en claudiquant vers l’extrémité du tunnel piéton. L’un après l’autre, ils lui emboîtèrent le pas.

 

Horza remarqua que l’Idiran commençait à se fatiguer au bout de quelques kilomètres. Ses enjambées étaient plus courtes, il faisait de plus en plus souvent jouer les grandes plaques cornées recouvrant ses épaules, comme pour tenter de soulager une douleur interne et, de temps à autre, il secouait la tête comme pour s’éclaircir les idées. Deux fois déjà il s’était tourné pour cracher contre les murs. Horza examina en passant les taches de fluide dégoulinant : c’était bien du sang idiran.

Finalement, Xoxarle trébucha et ses pas l’entraînèrent de côté. À ce moment-là, Horza marchait derrière lui, après avoir pris son tour sur la palette. Il ralentit en voyant l’Idiran vaciller et leva la main pour avertir les autres. La créature émit une longue plainte, se tourna à demi, puis chancela et fit un pas de côté pour recouvrer son équilibre ; là, tandis que les fils électriques qui lui entravaient les jambes se tendaient au maximum et vibraient comme des cordes d’instrument de musique, Xoxarle tomba en avant, s’abattit au sol et ne bougea plus.

— Oh… ! fit quelqu’un.

— N’approchez pas ! lança Horza en s’avançant prudemment vers le long corps inerte de l’Idiran.

Il observa sa grosse tête immobile et vit qu’à sa hauteur le sang formait déjà une mare sur le sol du tunnel. Yalson vint le rejoindre, prête elle aussi à tirer sur la créature.

— Il est mort ? demanda-t-elle.

Horza se contenta de hausser les épaules. Puis il s’agenouilla et posa sa main nue en un endroit proche du cou où il était parfois possible de sentir le flot régulier du sang dans les veines des Idirans, mais ne sentit rien. Alors il essaya de clore puis de rouvrir un des yeux de la créature.

— Je ne crois pas. (Il effleura la flaque de sang qui s’élargissait.) Mais il a une sacrée hémorragie interne.

— Qu’est-ce qu’on peut faire ? interrogea-t-elle.

— Pas grand-chose, répondit-il en se frottant le menton d’un air pensif.

— Et si on essayait les anticoagulants ? Proposa Aviger depuis l’arrière de la palette, où Balvéda était assise et d’où elle contemplait la scène avec son habituelle sérénité.

— Les nôtres n’agissent pas sur eux, répliqua Horza.

— Dermospray, intervint Balvéda. (Tous les regards se tournèrent vers elle, et la jeune femme hocha la tête en dévisageant Horza.) Si vous avez de l’alcool et du dermospray, mélangez-les en quantités égales. Ça sera utile s’il y a des lésions du tube digestif. Mais s’il est touché au niveau du système respiratoire, il est fichu, ajouta-t-elle en haussant les épaules.

— Bon, si on faisait quelque chose au lieu de rester plantés là, dit Yalson.

— Ça vaut le coup d’essayer, acquiesça Horza. Il faut le redresser en position assise, si on veut lui faire avaler ce truc.

La voix lasse du drone sortit de sous la palette.

— Là, je me sens visé.

La machine s’avança donc dans les airs et déplaça la palette près des pieds de Xoxarle. Balvéda en descendit, et le drone transféra au sol la charge qu’il supportait jusque-là. Ensuite, il alla rejoindre Horza et Yalson à côté de l’Idiran tombé.

— Je vais donner un coup de main au tas de ferraille, déclara Horza en posant son arme par terre. Toi, tu ne le quittes pas des yeux.

Wubslin, qui s’était mis à genoux et manipulait les boutons du détecteur de masse, se mit à siffler doucement. Balvéda contourna la palette pour venir voir ce qui se passait.

— Le voilà, déclara Wubslin en souriant à la jeune femme et en indiquant d’un hochement de tête un point lumineux radieux sur fond de parallèles vertes. Superbe, non ?

— D’après toi, c’est la station 7 ? interrogea Balvéda en voûtant ses épaules minces et en enfonçant profondément ses poings dans les poches de sa veste.

Elle fronça le nez tout en scrutant l’écran. Elle venait de sentir sa propre odeur corporelle. Ils dégageaient tous une mauvaise odeur, après tout ce temps passé dans les souterrains sans se laver.

Wubslin hocha la tête.

— Forcément, répondit-il à l’agent de la Culture.

Horza et le drone s’efforçaient tant bien que mal d’asseoir l’Idiran, dont les membres ballottaient. Aviger vint à leur secours après avoir ôté son casque.

— Forcément, souffla à nouveau Wubslin, davantage pour lui-même qu’à l’intention de Balvéda.

Son fusil lui glissa de l’épaule et il dégagea carrément son bras ; les sourcils froncés, il examina le mécanisme censé rembobiner automatiquement la sangle quand il y avait du mou. Puis il déposa l’arme sur la palette et se remit à tripoter le détecteur de masse. Balvéda se rapprocha encore un peu en regardant par-dessus l’épaule de l’ingénieur. Wubslin tourna la tête et leva les yeux vers elle tandis que Horza et Unaha-Closp soulevaient lentement de terre le corps flasque de Xoxarle. Avec un sourire gêné, il poussa l’arme sur la palette pour l’éloigner de la femme de la Culture. Celle-ci lui rendit son sourire et fit un pas en arrière. Puis elle sortit ses mains de ses poches et croisa les bras en allant observer Wubslin d’un peu plus loin.

— Qu’est-ce qu’il est lourd, le salaud ! haleta Horza tandis qu’Aviger, Unaha-Closp et lui-même tiraient et poussaient Xoxarle pour l’adosser à la paroi du tunnel.

Sa tête massive pendait mollement sur sa poitrine. Un liquide suintait à la commissure de ses lèvres démesurées. Horza et Aviger se redressèrent. Ce dernier s’étira les bras en poussant un grognement.

Xoxarle semblait mort. Cela dura une seconde, peut-être deux.

Alors, ce fut comme si une force colossale se déchaînait brusquement et le décollait du mur. Il se jeta en avant, légèrement de biais ; un de ses bras heurta violemment la poitrine de Horza et projeta comme un boulet de canon le Métamorphe contre Yalson. Simultanément, les jambes partiellement fléchies de l’Idiran se détendirent ; il s’écarta d’un seul coup du petit groupe assemblé devant la palette et dépassa Aviger (plaqué contre la paroi) puis Unaha-Closp (aplati contre le sol du tunnel par l’autre main de Xoxarle). Puis il se rua sur la palette.

Il bondit par-dessus l’engin et brandit un poing massif. Wubslin n’avait même pas eu le temps de tendre la main vers son arme que l’Idiran abattait de toutes ses forces son poing sur le détecteur de masse, qu’il réduisit aussitôt en miettes. De l’autre main, il chercha en un clin d’œil à dérober le laser. Wubslin se jeta instinctivement en arrière et percuta Balvéda.

La main de Xoxarle se referma sur le fusil-laser comme un piège à ressort sur la patte d’un animal. Emporté par son élan, il roula sur lui-même et se retrouva de l’autre côté des miettes du détecteur. L’arme tournoya dans sa poigne et se braqua vers les profondeurs du tunnel, là où Horza, Yalson et Aviger en étaient encore à chercher leur équilibre, tandis que Unaha-Closp commençait tout juste à réagir. Xoxarle assura sa position et visa Horza.

Unaha-Closp se précipita contre la mâchoire inférieure de l’Idiran tel un minuscule missile mal conçu ; la créature tout entière s’en trouva soulevée de la palette. Le cou étiré au maximum, ses trois jambes tressautant d’un même mouvement et les bras en croix, il atterrit avec un choc sourd aux pieds de Wubslin et ne bougea plus.

Horza se pencha pour récupérer son arme. Yalson plongea et, pivotant sur elle-même, pointa sur l’Idiran le canon de son arme. Wubslin se redressa en position assise. Balvéda avait fait quelques pas chancelants en arrière après que l’ingénieur l’eut heurtée en tombant ; une main sur la bouche, elle regardait fixement Unaha-Closp suspendu au-dessus du visage de Xoxarle. Aviger se frottait la tête en lançant un regard mauvais à la paroi du tunnel.

Horza alla se tenir auprès de Xoxarle, dont les yeux étaient fermés. Wubslin arracha son arme à la poigne désormais flasque de l’Idiran.

— Pas mal, drone, fit Horza en hochant la tête.

La machine se tourna vers lui.

— Je m’appelle Unaha-Closp, lui renvoya-t-elle, exaspérée.

— D’accord, d’accord, soupira-t-il. Pas mal du tout, Unaha-Closp.

Puis il entreprit d’examiner les poignets de Xoxarle. Les fils avaient cassé. Ceux qui lui entravaient les chevilles avaient tenu, mais au niveau des bras, ils s’étaient rompus net.

— Je ne l’ai tout de même pas tué, j’espère ? demanda Unaha-Closp.

Tout en pressant le canon de son arme contre la tête de Xoxarle, Horza lui fit signe que non.

Le corps de la créature se mit tout à coup à trembler. Ses paupières s’ouvrirent brusquement.

— Non, mes petits amis, je ne suis pas mort, gronda l’Idiran.

Le son à la fois crépitant et râpeux de son rire résonna dans le tunnel et se répercuta sur les parois. Il décolla lentement son torse du sol.

Horza lui décocha un coup de pied dans les côtes.

— On ne b…

— Nabot ! coupa la créature en riant, avant qu’il n’ait eu le temps de finir. Est-ce ainsi qu’on traite ses alliés ? (Il se frotta la mâchoire, déplaçant par la même occasion des plaques de kératine fracturées.) Je suis blessé, annonça la formidable voix. (Puis il se remit à rire, et sa grosse tête en V roula en direction de l’appareil pulvérisé gisant sur la palette.) Mais pas aussi mal en point que votre précieux détecteur de masse.

Horza poussa son canon contre la tempe de l’Idiran.

— Je devrais bien…

— Me tirer tout de suite une balle dans la tête, oui, je sais, Métamorphe. Je t’ai déjà dit que c’était dans ton intérêt. Alors, qu’est-ce que tu attends ?

Horza contracta son doigt sur la détente en retenant sa respiration, puis lâcha un hurlement inarticulé sous le nez de la créature assise devant lui et s’éloigna à grands pas pour s’arrêter de l’autre côté de la palette.

— Ligotez-moi ce fumier ! vociféra-t-il.

Puis il dépassa Yalson et s’éloigna à grandes enjambées. La jeune femme se retourna brièvement pour le regarder partir, puis reporta son attention sur la scène et, secouant légèrement la tête, regarda Aviger ficeler les bras de l’Idiran contre son torse au moyen de plusieurs longueurs de fil, aidé par Wubslin qui jetait de temps en temps un regard attristé aux débris du détecteur. Xoxarle était encore secoué d’éclats de rire.

— J’ai comme l’impression qu’il a détecté ma masse, et surtout celle de mon poing ! Ha ha !

 

— Quelqu’un a pensé à dire à ce sac à merde tripède que nous avions toujours le détecteur de masse de ma combi, j’espère, déclara Horza lorsque Yalson vint le rejoindre.

Cette dernière lança un regard par-dessus son épaule et dit :

— Ma foi, moi, je le lui ai dit, mais je ne pense pas qu’il m’ait crue. (Elle regarda Horza.) Pourquoi ? Il marche ?

Horza consulta brièvement le petit écran répéteur sur sa console de poignet.

— Pas à cette distance, il n’est pas d’une portée suffisante, mais dès qu’on s’approchera, oui. Ça ne nous empêchera pas de trouver ce que nous cherchons, va. Ne t’inquiète pas.

— Mais je ne m’inquiète pas, rétorqua Yalson. Tu viens bientôt rejoindre les autres ?

Nouveau regard par-dessus son épaule. Le petit groupe venait à une vingtaine de mètres derrière eux. Xoxarle, qui continuait de pouffer de temps à autre, marchait en tête, suivi de Wubslin, qui pointait sur lui le paralyseur neural. Balvéda était assise sur la palette, et juste derrière elle planait Aviger.

— Mais oui, fit-il en hochant la tête. On n’a qu’à les attendre ici.

Il fit halte, et Yalson, qui avait préféré marcher, s’arrêta aussi. Ils s’appuyèrent à la paroi le temps que Xoxarle parvienne à leur hauteur.

— Et toi, au fait, ça va ? demanda-t-il à la jeune femme.

— Très bien, répondit-elle en haussant les épaules. Et toi ?

— Je voulais dire…, commença-t-il.

— Je sais très bien ce que tu voulais dire, coupa-t-elle, et je t’ai répondu : très bien. Et maintenant, arrête de m’emmerder avec ça. (Elle lui sourit.) D’accord ?

— D’accord, répondit Horza en braquant son arme sur l’Idiran au moment où celui-ci passait devant lui.

— Alors, Métamorphe… on est perdu ? ironisa le géant.

— Taisez-vous donc et marchez, répliqua Horza, qui régla son pas sur celui de Wubslin.

— Je n’aurais pas dû poser mon arme sur la palette, fit l’ingénieur. C’était stupide de ma part.

— Laisse tomber. De toute façon, c’est après le détecteur de masse qu’il en avait. Pour lui l’arme n’était qu’une bonne surprise, c’est tout. Et puis, quoi qu’il en soit, le drone nous a sauvés.

Horza émit un petit gloussement nasal et secoua la tête.

— Le drone nous a sauvés, répéta-t-il sans s’adresser à personne en particulier.

 

… ô mon âme, mon âme, tout est ténèbres à présent, à présent je meurs, je m’éloigne peu à peu et il ne restera rien de moi. j’ai peur, ô toi dans ta grandeur, prends pitié de moi, mais j’ai si peur, point de sommeil victorieux pour moi ; j’ai entendu, la mort, rien que la mort, les ténèbres et la mort, instant où tous se fondent pour devenir un, instance d’annihilation, j’ai échoué ; j’ai entendu, et à présent je sais ; l’échec, la mort est encore trop bonne pour moi. l’oubli comme une libération, plus que je ne mérite, beaucoup plus, je ne dois pas lâcher prise, il faut que je tienne bon car je ne mérite pas la mort rapide et désirée, les miens attendent, mais ils ignorent l’étendue de mon échec, je ne suis pas digne de les rejoindre, mon clan devra pleurer.

Ô ma douleur… les ténèbres et la souffrance…

 

Ils atteignirent la station.

Le train du Complexe dominait le quai et, dans l’obscurité ambiante, les projecteurs de la petite bande d’humains fraîchement débarqués dans la gare allumèrent des reflets sur toute sa longueur.

— Eh bien, nous y voilà enfin, déclara Unaha-Closp.

La machine s’immobilisa pour laisser Balvéda glisser au bas de la palette, puis déposa sur le sol poussiéreux la plaque qui servait de support aux fournitures et au matériel.

Horza ordonna à l’Idiran d’aller se tenir contre le portique d’accès le plus proche et s’empressa de l’y attacher.

— Et alors ? fit Xoxarle tandis que le Métamorphe le ligotait aux montants de métal. Quid de votre cher Mental ? (Il abaissa un regard d’adulte s’apprêtant à faire des remontrances à un enfant sur l’humain qui l’entourait de fil électrique.) Où est-il donc ? Je ne le vois pas.

— Patience, monsieur le Chef de section. (Horza noua le fil, éprouva la solidité de son nœud, puis fit un pas en arrière.) Ce n’est pas trop inconfortable ?

— Mes entrailles me torturent, j’ai la mâchoire brisée et la main incrustée de morceaux de détecteur de masse. J’ajoute que je ressens une certaine douleur dans la bouche pour m’être mordu la joue tout à l’heure, afin de provoquer cet écoulement de sang si convaincant. Mais à part cela je vais très bien, mon allié, et je te remercie, termina Xoxarle en inclinant la tête autant qu’il lui était loisible.

— Eh bien restez donc un peu plus longtemps avec nous, conclut Horza avec un mince sourire.

Puis il posta Yalson près de la créature et de Balvéda tandis que Wubslin et lui-même se rendaient dans la salle de contrôle du groupe électrogène.

— J’ai faim, déclara Aviger, qui s’assit sur la palette et défit une barre-ration.

Une fois dans la salle de contrôle, Horza examina quelques instants les divers cadrans, commutateurs et leviers, puis procéda aux réglages nécessaires.

Je, euh…, commença Wubslin en se grattant le front par la visière relevée de son casque. Je me demandais… pour le détecteur de masse de ta combi. Est-ce qu’il marche ?

Des lumières s’allumèrent sur un des panneaux de contrôle, et une vingtaine de cadrans alignés se mirent à luire faiblement. Horza les étudia, puis répondit :

— Non. J’ai déjà vérifié. Il enregistre à peine la présence du train, rien d’autre. Et c’est comme ça depuis les deux derniers kilomètres de tunnel. Soit le Mental est parti depuis que l’autre détecteur a été détruit, soit c’est le mien qui ne fonctionne pas correctement.

— Oh, merde, soupira Wubslin.

— Au point où on en est, de toute façon…, commenta Horza tout en basculant une série d’interrupteurs et en observant les nouveaux voyants qui s’allumaient. Il n’y a qu’à remettre d’abord l’électricité. On verra bien ensuite s’il nous vient une idée.

— D’accord, répondit Wubslin en jetant un coup d’œil par la porte ouverte de la salle de contrôle, comme pour voir si la lumière était déjà revenue de l’autre côté.

Mais il ne vit rien d’autre que la silhouette obscure de Yalson, qui se tenait le dos tourné un peu plus loin sur le quai. Derrière elle se profilaient les trois étages du train, également plongés dans l’ombre.

Horza se dirigea vers un autre mur de la salle et bascula quelques leviers. Il tapota deux ou trois cadrans, scruta un écran lumineux, puis il se frotta les mains et finit par poser son pouce sur un bouton de la console centrale.

— Nous y sommes, déclara-t-il.

Il enfonça le bouton.

— Ouais !

— Hourra !

— On a réussi !

— Il était temps, d’ailleurs, si vous voulez mon avis.

— Tiens tiens, petit homme, c’était donc ainsi qu’il fallait s’y prendre…

— … Merde ! Si j’avais su qu’elle était de cette couleur, cette barre, je n’y aurais même pas touché !

Horza perçut les voix des autres, prit une profonde inspiration et se retourna vers Wubslin. L’ingénieur trapu clignait lentement des yeux sous la lumière vive de la salle de contrôle. Il sourit au Métamorphe.

— Formidable, fit-il. (Il promena son regard tout autour de la pièce en hochant la tête.) Formidable. Enfin !

— Bien joué, Horza, fit Yalson.

Il sentit de nouveaux commutateurs – plus gros cette fois, sans doute des mécanismes automatiques commandés par l’interrupteur maître qu’il avait actionné – basculer tout seuls sous ses pieds. La pièce s’emplit de bourdonnements, et une odeur de poussière chauffée s’éleva dans tous les coins, telle la puanteur tiède d’un animal qui s’éveille. La lumière de la gare entrait à flots dans la salle. Horza et Wubslin inspectèrent quelques cadrans et écrans de contrôle, puis ressortirent.

La station était brillamment éclairée. Elle étincelait littéralement. Les murs gris-noir reflétaient les tubes et plaques lumineux du plafond. Le train du Complexe, qui leur apparaissait clairement pour la toute première fois, emplissait la gare d’un bout à l’autre, monstre de métal luisant, vaste version androïde d’un insecte au corps segmenté.

Yalson enleva son casque, passa ses doigts dans sa courte chevelure et regarda tout autour d’elle, sans oublier les hauteurs de la salle, en plissant les yeux sous la vive lumière jaune-blanc qui tombait du plafond.

— Alors, fit Unaha-Closp en venant vers Horza. (La coque de la machine scintillait sous l’éclat dur de ce nouvel éclairage.) Où se trouve exactement le dispositif que nous cherchons ? (Elle s’approcha tout près du visage de Horza.) Le détecteur de votre combinaison le localise-t-il ? Est-ce qu’il est là ? L’avons-nous trouvé ?

Horza le repoussa d’une main.

— Donne-moi un peu de temps, drone. On vient juste d’arriver. J’ai remis le courant, ce n’est déjà pas si mal, non ?

Sur ces mots il le planta là, suivi de Yalson qui continuait d’examiner les alentours et de Wubslin, aussi curieux qu’elle, encore que son attention fût principalement retenue par le train. À l’intérieur de celui-ci, on voyait briller des lampes. Le bourdonnement des moteurs au repos, le chuintement des circulateurs d’air et des ventilateurs emplissaient la station. Unaha-Closp décrivit une courbe dans les airs pour revenir se suspendre à la hauteur des yeux de Horza, puis se mit à reculer à mesure que ce dernier avançait.

— Que voulez-vous dire ? s’enquit-il. Il devrait suffire de regarder l’écran ! Y voit-on la trace du Mental, oui ou non ?

Le drone s’approcha encore de Horza et s’inclina pour inspecter le petit écran situé sur la manchette de sa combinaison. Le Métamorphe le chassa du geste.

— Le réacteur crée des interférences. (Un coup d’œil à Wubslin.) On va se débrouiller quand même.

— Va donc faire un tour dans la zone atelier, voir si tout va bien, dit Yalson à la machine. Rends-toi un peu utile.

— Il ne marche plus, c’est ça ? lança Unaha-Closp qui, toujours posté devant le visage de Horza, se déplaçait à reculons dans les airs. Depuis que ce dément à trois jambes a pulvérisé le détecteur de masse de la palette, nous sommes comme des aveugles ! Retour à la case départ, hein ?

— Mais non, s’impatienta Horza. Pas du tout. On va le réparer. Et maintenant, si tu faisais quelque chose d’un tant soit peu utile, pour changer ?

— Pour changer ? s’écria Unaha-Closp d’un ton qui laissait presque croire qu’il éprouvait parfois des sentiments. Pour changer ? Vous oubliez qui vous a sauvé la vie à tous quand notre charmant officier de liaison idiran s’est mis à faire des siennes, là-bas, dans les tunnels.

— D’accord, d’accord, drone, proféra Horza entre ses dents serrées. Je t’ai déjà remercié. Et maintenant, je te suggère d’aller te promener un peu dans la gare, au cas où il y aurait quelque chose à voir.

— Comme par exemple, des Mentaux que certains détecteurs de masse intégrés ne peuvent plus repérer, c’est ça ? Et pendant ce temps, on peut savoir ce que vous ferez, vous autres ?

— On va se reposer, répondit Horza. Et réfléchir, ajouta-t-il en s’arrêtant devant Xoxarle afin d’inspecter ses liens.

— Excellente idée, railla le drone. Il est vrai que, jusqu’à présent, vos réflexions ont donné de si bons résultats…

— Bordel de merde, Unaha-Closp ! Tu restes ou tu t’en vas, mais tu la fermes !

— Je vois ! Très bien ! (La machine s’écarta et s’éleva dans les airs.) Puisque c’est comme ça, je disparais ! J’aurais dû…, continua-t-elle tout en traversant la salle.

Horza cria afin de couvrir sa voix :

— Dis donc, avant de partir… Est-ce que tu reçois des signaux d’alarme ?

— Quoi ? fit Unaha-Closp en s’immobilisant.

Wubslin s’efforça sciemment de prendre l’air concentré et se mit à scruter tour à tour les murs radieux de la station, comme pour déceler des fréquences que son oreille ne lui permettait pas de recevoir.

Le drone resta un instant silencieux, puis déclara :

— Non, rien. Bon, eh bien j’y vais. Je n’ai qu’à jeter un coup d’œil à l’autre train. Quand j’estimerai que vous êtes redevenu d’humeur plus avenante, je reviendrai.

Il fit demi-tour et partit à toute vitesse.

— Dorolow, elle, aurait pu en détecter, des signaux d’alarme, marmonna Aviger sans que personne ne l’entende.

Wubslin leva les yeux sur le train qui jetait mille feux sous l’éclairage de la gare et, comme lui, parut irradier de l’intérieur.

 

… qu’est-ce que c’est ? est-ce de la lumière ? suis-je en train de l’imaginer ? suis-je en train de mourir ? est-ce cela qui m’arrive ? mourir, si vite ? je croyais disposer d’un certain délai, et je ne mérite pas…

de la lumière ! c’est de la lumière !

j’y vois à nouveau !

Soudé par son propre sang au sol de métal froid, le corps fendillé, contorsionné, mutilé, à l’agonie, il ouvrit son œil valide aussi grand qu’il put. Le mucus y avait séché, et il dut ciller jusqu’à ce que sa vision s’éclaircisse.

Son corps tout entier était une contrée de douleur obscure et inconnue, un continent de tourments.

… Un seul œil. Un bras. Une jambe manquait, tranchée net. Une autre était engourdie, paralysée, et la troisième cassée (il l’éprouva afin de s’en assurer, et tenta de la déplacer : une douleur cuisante le traversa de part en part, tel un éclair illuminant brièvement le pays d’ombre qu’étaient devenus son corps et sa souffrance) ; et mon visage… mon visage…

Il avait l’impression d’être un insecte écrasé, abandonné par des enfants qui se seraient cruellement amusés avec lui l’espace d’un après-midi. Ils l’avaient cru mort, mais il n’était pas fait comme eux. La peau trouée ici et là, ce n’était pas très grave ; un membre coupé… son sang à lui ne jaillissait pas comme le leur à l’amputation d’un bras ou d’une jambe (il se remémora un enregistrement montrant la dissection d’un être humain). Et pour le guerrier, l’état de choc n’existait pas ; ce n’était pas comme leurs organismes à eux, avec leur chair flasque et tendre, si peu efficace… Il avait été touché au visage, mais le rayon ou le projectile n’avait pas percé l’enveloppe de kératine protégeant son cerveau, ni d’ailleurs endommagé de nerfs. Il avait aussi perdu un œil mais, l’autre moitié de son visage étant intact, de ce côté-là il y voyait encore.

La lumière était tellement vive… Puis sa vision s’améliora et il contempla sans bouger le plafond de la gare.

Il se sentait mourir à petit feu ; c’était une intime conviction que, là encore, les humains n’auraient pas pu ressentir. Il savait qu’à l’intérieur de lui le sang fuyait lentement ; il sentait la pression s’accroître progressivement dans son torse, et le liquide suinter par les multiples fissures de la kératine. Les lambeaux de sa combinaison lui rendraient service sans pour autant le sauver. Il sentait ses organes cesser l’un après l’autre de fonctionner : trop de lésions liant ses différents métabolismes. Son estomac ne digérerait jamais son dernier repas, et sa poche pulmonaire antérieure – qui abritait en temps normal une réserve de sang hyperoxygéné destiné à entrer dans le circuit lorsque son corps devait puiser dans ses ultimes ressources – était en train de se vider : ce carburant précieux s’amenuisait à mesure qu’avançait vers son terme le vain combat de son organisme contre la pression sanguine de plus en plus basse.

Agonie… je suis à l’agonie… Qu’importe dans les ténèbres ou en pleine lumière.

Ô Toi dans Ta grandeur, et vous mes camarades tombés, vous, mes enfants et partenaires… me voyez-vous mieux dans la clarté violente irradiant au cœur de cette terre étrangère ?

Une forme de guerre
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